27
Wallander laissa sa voiture dans l’une des rues perpendiculaires à Vädergränd. Il était cinq heures et quart.
Calme du dimanche matin. Encore une belle et chaude journée d’août en perspective. Il tourna au coin de la rue. Le portail de l’immeuble était ouvert. Il monta l’escalier et sonna à la porte de Sundelius en espérant que celui-ci ne changeait pas ses habitudes le dimanche. La porte s’ouvrit et Sundelius apparut, l’air surpris, en costume sombre, le nœud de cravate impeccable.
— Une heure inattendue pour une visite inattendue, dit-il en s’effaçant pour laisser entrer Wallander.
— Désolé de passer comme ça sans prévenir un dimanche. Je peux revenir à un autre moment, si vous préférez.
— Je vous l’ai déjà dit, j’ai toujours du café prêt au cas où je recevrais de la visite. Le dimanche matin ne fait pas exception.
Sundelius lui tendit un cintre. Wallander y suspendit sa veste mais garda son portable. Sundelius le remarqua.
— Risque-t-il de sonner à nouveau ?
— À cette heure, c’est peu probable.
Ils étaient entrés dans le séjour. Wallander s’assit au même endroit que la fois précédente. Sundelius disparut à la cuisine et revint quelques minutes plus tard avec le café.
— Au fait, votre visite m’étonne. En pensant à ce qui s’est passé hier à Nybrostrand…
Wallander jeta un regard à la table basse. Pas de journaux en vue. Sundelius comprit sa pensée.
— Je commence ma journée par un coup de fil au service Actualités. Trois personnes ont été retrouvées mortes à Nybrostrand. On peut supposer qu’il s’agit du même meurtrier que pour les trois jeunes de Hagestad. La police soupçonne-t-elle que cet individu devient fou devant le chiffre trois ?
Wallander pensa à Isa Edengren et à Svedberg.
— Pas nécessairement.
— Mais pour le reste, vous confirmez l’information ?
— Oui.
Sundelius recula dans son fauteuil et croisa les jambes.
— La police me rend visite à cinq heures et dix-sept minutes un dimanche matin. Je n’ai pas encore été arrêté. Je suis donc très curieux de savoir ce que vous me voulez.
Wallander pensa que Sundelius était un homme habitué à commander et à toujours exprimer son opinion. Était-il aussi quelqu’un d’arrogant ? Difficile à dire.
— Aurions-nous une raison de vous arrêter ?
— Bien sûr que non. C’était une plaisanterie.
Wallander alla droit au but.
— Il y a quelques années, un certain Nils Stridh est mort ici, à Ystad. On l’appelait Nisse. Le connaissiez-vous ?
Une expression de surprise passa sur le visage de Sundelius. C’était imperceptible, mais Wallander la perçut, parce qu’il guettait une réaction de ce genre.
— Je ne sais pas, j’ai rencontré tant de gens dans ma vie. Il faut m’en dire davantage.
— Nils Stridh était alcoolique. Il n’avait pas de métier à proprement parler. Il avait un frère prénommé Stig. Et il vivait avec une femme du nom de Rut Lundin.
Sundelius avait retrouvé son sang-froid ; il répondit avec beaucoup d’autorité.
— Je me souviens vaguement qu’un homme du nom de Nils Stridh est passé un jour à la banque pour solliciter un emprunt, qui lui a d’ailleurs été refusé. Il a exigé de me parler personnellement. Je lui ai expliqué pourquoi on ne pouvait lui accorder ce prêt. Je ne l’ai plus jamais revu, à supposer que ce soit le même homme.
— Quand était-ce ?
Sundelius parut réfléchir, mais Wallander n’était pas certain que ce soit nécessaire.
— Au début des années quatre-vingt, je dirais. Je ne peux pas répondre avec plus de précision.
— C’est le seul contact que vous ayez jamais eu avec Nils Stridh ?
— Oui. Si c’est bien l’homme dont nous parlons.
— Admettons que oui. Le nom Stridh n’est pas très répandu. Vous ne l’avez jamais revu ? Il n’est jamais revenu à la banque ?
— Il n’a jamais sollicité de nouvel entretien avec moi. Je ne sais pas s’il est revenu à la banque.
— Voyons les choses sous un autre angle. J’ai une information qui contredit vos paroles. Qui affirme au contraire que vous vous connaissiez extrêmement bien. Même si vous n’étiez pas spécialement… assortis, disons.
Sundelius resta en apparence maître de lui. Mais Wallander devina que c’était une façade.
— Qui affirme cela ?
— Rut Lundin. Généralement considérée comme la veuve de Nils Stridh, bien que n’étant pas mariée avec lui.
— Elle affirme que j’aurais fréquenté son mari ? Un chômeur alcoolique ?
— Fréquenter n’est peut-être pas le mot juste. Mais elle dit que vous avez eu des relations étroites.
— C’est une insinuation dénuée de fondement. J’ai rencontré Nils Stridh une seule fois. Je me rappelle maintenant qu’il était insistant et désagréable. Il avait vraisemblablement bu. J’ai été contraint de refuser sa demande après lui avoir explicité les règles en vigueur à la banque.
— Vous ne l’avez jamais revu après cela ?
— J’ai déjà répondu à cette question. Maintenant, je voudrais savoir pourquoi vous venez chez moi à cinq heures du matin pour évoquer des faits soit insignifiants, soit complètement erronés. Je croyais que nous allions parler de Karl Evert.
— C’est ce que nous faisons. Nils Stridh était, comme vous le disiez vous-même, quelqu’un d’assez difficile. Un jour, il s’en est pris à son propre frère, et il a saccagé son salon. Une question d’argent, là encore. Stig Stridh a porté plainte. C’est là qu’intervient Svedberg : il était chargé de j’affaire, mais il a décidé de ne pas engager d’enquête. Stig Stridh a porté plainte, le médiateur a lavé Svedberg de tout soupçon de faute professionnelle. Maintenant, plus de dix ans après, je creuse à nouveau dans cette affaire. Je parle à Stig Stridh, puis à Rut Lundin. Elle cite votre nom parmi les plus proches amis de Nils Stridh.
— C’est absurde.
— Pourquoi mentirait-elle, alors que rien n’est plus facile à vérifier ?
— C’est à elle qu’il faut poser la question.
— Svedberg vous a-t-il déjà parlé de cet incident ?
— Jamais.
La réponse avait jailli si vite que l’attention de Wallander s’aiguisa encore. Sundelius était sur ses gardes maintenant. Voire dans ses retranchements. Il fallait avancer avec précaution.
— N’y a-t-il aucun risque que vous vous trompiez ? Après tout, ce sont des événements assez anciens.
— Svedberg ne m’a jamais dit que quelqu’un aurait porté plainte contre lui.
— Parlait-il de son travail, de façon générale ?
— Parfois. Mais il faisait très attention à ne jamais rompre le secret professionnel.
— Lui est-il arrivé de parler de moi ?
— Pourquoi cette question ?
— La curiosité peut-être.
— Il lui arrivait de citer votre nom. Toujours de façon élogieuse.
Wallander finit son café et refusa d’en reprendre.
— Vous niez donc absolument avoir rencontré Nils Stridh en dehors de cette unique occasion à la banque ?
— Oui.
Il comprit qu’il n’arriverait à rien. Sundelius était sur la défensive. Wallander était convaincu qu’il ne disait pas la vérité, et il comptait bien découvrir pourquoi.
— J’avais promis de vous prévenir, pour l’enterrement. Ce sera après-demain, mardi, à quatorze heures.
— J’ai vu l’annonce dans les journaux.
Cela avait échappé à Wallander. Il voulut se lever. Mais il restait une question.
— Svedberg avait-il des ennemis ?
— Pas à ma connaissance.
— Vous a-t-il jamais semblé qu’il était inquiet ? Ou qu’il avait peur ?
— Non. C’était quelqu’un de très équilibré. C’était d’ailleurs une condition pour que nous puissions nous fréquenter.
Wallander hésita un instant. Puis il se décida.
— La femme avec laquelle Svedberg avait une liaison a été localisée.
À nouveau, l’ombre inquiète passa sur le visage de Sundelius. Comme prévu.
— A-t-elle un nom ?
— Nous pensons qu’elle s’appelle Louise.
— Et à part ça ?
— On n’en sait rien.
Wallander se leva, les jambes lourdes de fatigue. Sundelius le raccompagna jusqu’à la porte. À la dernière minute, il s’aperçut qu’il avait encore une question.
— Adamsson ? Ce nom vous dit-il quelque chose ?
— Je ne connais qu’un seul Adamsson. Il habite à Svarte et il est naturopathe. Sven-Erik Adamsson.
— Svedberg le connaissait-il aussi ?
— Nous lui rendions visite ensemble.
— Pourquoi ?
— Parce qu’on était tous les deux adeptes de la médecine naturelle.
Tellement simple, pensa Wallander. Impossible à remettre en cause. Et pourtant… Il n’avait aperçu aucun remède de ce type dans l’armoire à pharmacie de Svedberg.
Une fois dans la rue, il eut la nette impression que Sundelius le regardait derrière sa fenêtre. Mais il ne leva pas la tête. Le sentiment que Sundelius lui cachait quelque chose était très fort. Il remonta en voiture et se remémora l’entretien, étape par étape. Mais ses pensées se bousculaient. Il n’avait pas l’énergie de réfléchir. Il rentra à Mariagatan et s’allongea sur son lit.
Le téléphone le tira du sommeil. Il se dirigea vers la cuisine en titubant.
C’était Lennart Westin qui l’appelait de son île.
— Je te réveille ?
— Pas du tout. Je prenais ma douche. Je peux te rappeler dans quelques minutes ?
— Pas de problème. Je suis chez moi.
Il y avait un crayon sur la table. Mais pas de papier. Pas même un journal. Il nota le numéro directement sur la table.
Puis il resta un instant sans bouger, la tête entre les mains. Mal au crâne. Fatigue encore pire qu’au moment de se coucher. Il se rinça le visage à l’eau froide, trouva un tube d’aspirine et fit chauffer de l’eau. Il n’y avait presque plus de café dans la boîte. Lorsqu’il rappela Lennart Westin, il s’était écoulé près d’un quart d’heure. L’horloge murale indiquait huit heures neuf minutes. Ce fut Westin lui-même qui répondit.
— En fait, je crois bien que je t’ai réveillé. Mais tu m’avais dit de te téléphoner si je repensais à un détail important.
— On travaille pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, on ne dort pas assez, mais tu as bien fait de m’appeler.
— Deux choses. La première, c’est le jour où j’ai conduit le policier sur l’île — celui qui a été assassiné après. Ce matin au réveil, je me suis souvenu de quelques mots qu’il avait dits.
Wallander s’excusa et alla chercher un bloc-notes dans le séjour.
— Il m’a demandé si j’avais eu une passagère pour Bärnsö récemment.
— C’était le cas ?
— Oui.
— Qui est-ce ?
— Elle s’appelle Linnea Vederfeldt et elle habite à Gusum.
— Qu’allait-elle faire à Bärnsö ?
— La mère d’Isa avait commandé de nouveaux rideaux pour la maison. Vederfeldt et elle étaient apparemment des amies d’enfance. Elle voulait prendre des mesures sur place. Je devais la récupérer au retour, après ma tournée.
— Tu as raconté ça à Svedberg ?
— En fait, je trouvais que ça ne le regardait pas. J’ai dû répondre de manière un peu évasive.
— Comment a-t-il réagi ?
— Il a insisté. Pour finir, j’ai dit que c’était une amie de la mère. Du coup, ça n’a plus eu l’air de l’intéresser.
— T’a-t-il posé d’autres questions ?
— Je ne crois pas. Mais ça l’a secoué d’apprendre que j’avais eu une passagère pour l’île. Ça, je m’en souviens très nettement. Je ne comprends pas comment j’ai pu l’oublier.
— Secoué de quelle manière ?
— Je ne suis pas très doué pour décrire ce genre d’épisode. Comme s’il avait peur, peut-être.
Wallander acquiesça en silence. Svedberg avait cru que c’était Louise. Et ça lui avait fait peur.
— Quelle était la deuxième chose ?
— J’ai dû bien dormir cette nuit, car ce matin je me suis aussi souvenu de notre conversation dans la cabine. Avant d’accoster au premier ponton, j’ai dit que quand on fait ce genre de travail, on finit par tout savoir sur les gens. Qu’on le veuille ou non. Tu t’en souviens ?
— Oui.
— Tu vois, ce n’était pas plus important que ça.
— C’est bien assez important. Je te remercie de m’avoir appelé.
— Tu devrais revenir ici à l’automne, dit Westin. Quand tout est tranquille.
— Dois-je prendre ça comme une invitation ?
— Tu le prends comme tu veux, dit Westin en riant. Mais je suis plutôt du genre à tenir mes promesses.
La conversation était terminée. Wallander prit sa tasse de café et alla dans le séjour.
Il s’en souvenait maintenant. La conversation dans la cabine de pilotage, les différents aspects du métier de facteur dans l’archipel…
Soudain, il comprit ce qu’il cherchait ; son intuition ne l’avait pas trompé.
Ils étaient à la recherche d’un tueur qui préméditait soigneusement ses atrocités. Cette préméditation supposait entre autres la possibilité de se procurer les informations nécessaires en toute discrétion.
Par exemple : en ayant accès au courrier des autres.
Wallander était parfaitement immobile, sa tasse de café à la main.
Cela pouvait-il être aussi simple ? Aussi simple et aussi terrifiant que cela ? Qui avait accès à toutes ces informations ? Lennart Westin avait fourni un élément de réponse : un facteur de campagne. Sur terre ou sur mer, peu importe.
Un facteur. Qui ouvrait les lettres et les lisait. Qui refermait ensuite les enveloppes et acheminait le courrier comme si de rien n’était.
Pourtant Wallander n’était pas convaincu. Les choses ne se passaient pas ainsi dans le monde. L’hypothèse était à la fois trop simple et trop fantastique.
En même temps, impossible de ne pas voir que cela répondait à l’énorme question avec laquelle ils se débattaient depuis le début de cette enquête : comment le tueur se procurait-il ses informations ?
Il y avait aussi les cartes postales expédiées de différentes villes d’Europe. Les signatures imitées.
La fatigue s’était envolée. Les pensées affluaient toutes seules. L’enchaînement des faits, depuis le début. Il venait de trouver une explication possible. Un modèle possible, plutôt. Mais celui-ci risquait de s’effondrer tout de suite, car il présentait beaucoup de points faibles. Par exemple, le fait que les victimes ne vivaient pas dans la même zone de distribution postale. D’autre part, était-il possible d’ouvrir des enveloppes sans laisser de traces ? Peut-être fallait-il chercher un préposé au tri des lettres dans un terminal quelconque, et pas un préposé à la tournée des maisons avec un sac rempli de courrier ?
Il s’assit dans le canapé avec son café. Il pouvait avoir à la fois tort et raison, il le savait. C’était sans doute une fausse piste. Mais il ne put s’empêcher de penser que l’hypothèse en elle-même était d’une grande importance.
Une solution au problème de l’information.
La question était décisive : comment avoir accès en secret aux secrets des autres ?
Il finit son café, prit une douche et s’habilla. Il était neuf heures et quart lorsqu’il franchit les portes du commissariat. Il ressentait un besoin immédiat de communiquer ses réflexions à quelqu’un. Il trouva celle qu’il cherchait dans son bureau.
— Comment vont les enfants ?
— Ils tombent toujours malades au pire moment. C’est la première loi de Höglund, si tu veux.
Il s’assit dans le fauteuil des visiteurs. Ann-Britt le dévisageait de l’autre côté du bureau.
— J’espère que je n’ai pas la même tête que toi, dit-elle enfin. Sauf ton respect. Tu as dormi un peu cette nuit ?
— Quelques heures.
— Mon mari part à Dubaï dans quatre jours. Tu crois qu’on sera sortis de ce cauchemar d’ici là ?
— Non.
Elle écarta les mains.
— Alors je ne sais pas comment je vais faire.
— Tu travailles autant que tu peux. C’est aussi simple que cela.
— Non. Ce n’est pas du tout aussi simple que cela. Mais un homme ne comprend pas.
Wallander ne voulait pas se laisser entraîner dans une discussion sur les problèmes de garde d’enfants pendant les heures de travail. Il commença donc par l’informer des événements de la nuit : le policier qui avait reconnu « Louise » à l’extérieur du périmètre et sa propre conversation avec Lone Kjaer.
— Louise existe donc. Je commençais à croire que c’était un fantôme.
— Un fantôme qui a peut-être partie liée avec la secte des Divine Movers. Je ne sais pas si elle s’appelle vraiment Louise. Mais elle existe ; ça, j’en suis convaincu. Et elle s’intéresse à cette enquête.
— Est-ce que c’est elle ?
— Nous ne pouvons pas l’exclure. Mais si ça se trouve, elle joue le même rôle que Svedberg.
— Elle serait sur la trace de quelqu’un ?
— À peu près. Nous devrions dire et répéter à ceux qui travaillent sur le lieu du crime et aux responsables du périmètre de garder les yeux ouverts. Non, écarquillés. Au cas où elle se montrerait de nouveau.
Il lui raconta ensuite sa conversation avec Westin et les pensées que celle-ci avait fait naître chez lui. Elle l’écoutait attentivement. Avec un scepticisme de plus en plus marqué, constata-t-il.
— Ça vaut le coup de vérifier bien sûr, dit-elle lorsqu’il eut fini. Mais j’ai peur que ça ne tienne pas la route. Les gens échangent-ils encore une correspondance privée, de nos jours ? Par lettres, je veux dire ?
— J’y pensais comme à un élément de solution, ou comme à une idée qui peut conduire à une autre idée.
— Avons-nous déjà un facteur de campagne dans cette enquête ?
— Nous en avons deux : Westin et puis un autre, car je me souviens qu’Erik Lundberg, le voisin d’Isa Edengren, a dit que le facteur était passé le jour où Isa avait été conduite à l’hôpital. Lundberg l’avait informé de la situation.
— Ce serait peut-être intéressant de comparer la voix de ce facteur et celle du type qui a téléphoné à l’hôpital.
Wallander mit une seconde à comprendre.
— Tu veux dire celui qui s’est fait passer pour Lundberg ?
— Ce facteur savait qu’elle était là-bas. En plus, il savait que Lundberg le savait.
Wallander sentit la confusion prendre le dessus. Se pouvait-il que son hypothèse tienne le coup, contre toute attente ? La fatigue l’empêchait de se fier à son propre jugement.
Il passa à son entrevue avec Bror Sundelius. Son sentiment que Sundelius cachait quelque chose, qu’il mentait même carrément.
— Quel est le rôle de Svedberg ? demanda-t-elle.
— Il se comporte de manière étrange. Ça, c’est indéniable. Il aurait dû ordonner une enquête ; non seulement il y renonce, mais il se montre menaçant. Il intervient de manière active et agressive pour que Nils Stridh ne soit pas traîné en justice. Le fait que l’affaire ait finalement été classée sans suite me paraît un pur coup de chance. Svedberg risquait une forte réprimande.
— Ça ne lui ressemble pas du tout de se comporter de manière menaçante.
— Justement. Svedberg ne se comporte pas comme il le devrait, ou comme il en a l’habitude. Ça indique qu’il subit des pressions.
— De la part de Nils Stridh ?
— Je ne vois pas d’autre réponse. Et Bror Sundelius est impliqué d’une manière ou d’une autre.
Ils méditèrent un instant en silence.
— Chantage, dit-elle. Est-ce que c’est possible ?
— Retourne la question. Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?
— Quels moyens de pression Stridh pouvait-il avoir sur Svedberg ?
— C’est ce qu’on doit découvrir.
— On devrait faire venir ce Sundelius et le mettre sous pression, dit-elle.
— On va le faire. Dès qu’on en aura le temps. Parmi toutes les priorités, je crois qu’il faut garder une place pour Sundelius.
Il était un peu plus de dix heures. Martinsson et Hansson étaient arrivés, ainsi que les trois policiers de Malmö. Nyberg était toujours sur la plage. Lisa Holgersson s’était barricadée dans son bureau pour organiser les contacts avec les médias. Wallander aperçut Thurnberg dans le couloir, mais celui-ci ne fit aucune observation. Dans la salle de réunion, la copie de la plainte de Nils Hagroth contre Wallander fit le tour de la table et suscita une certaine hilarité, en particulier l’expression « renversement brutal d’un individu de sexe mâle pacifiquement occupé à courir ». Wallander ne vit pas ce qu’il y avait de drôle. Non pas qu’il craignît beaucoup les conséquences de la plainte, mais parce que ça dispersait l’attention du groupe d’enquête.
Il commença donc sans attendre. Après un point succinct, ils se répartirent le travail. Les tâches étaient très nombreuses, et ils se séparèrent rapidement. Wallander prit la route de Köpingebro avec Ann-Britt Höglund pour parler aux parents de Malin Skander. Martinsson et Hansson devaient avoir une conversation avec les proches de Torbjörn Werner. Wallander s’assoupit dès qu’il fut monté dans la voiture d’Ann-Britt, et elle le laissa dormir.
Il se réveilla au moment où la voiture freinait dans la cour de la ferme des Skander. La journée était belle et chaude, mais il régnait un silence absolu. Toutes les portes et les fenêtres étaient fermées. Pendant qu’ils se dirigeaient vers la porte d’entrée, un homme apparut au coin de la maison. La cinquantaine, grand et fort, vêtu d’un costume sombre. Il avait les yeux rougis. Il se présenta : Lars Skander, le père de la mariée.
— Il faudra vous adresser à moi. Ma femme n’en a pas la force.
— D’abord, nous voudrions vous présenter nos condoléances, dit Wallander. Nous sommes désolés que cet entretien ne puisse attendre.
— Évidemment qu’il ne peut pas attendre, dit Lars Skander sans cacher son amertume et son chagrin. Vous avez l’intention d’arrêter le dingue qui a fait ça, oui ou non ?
Il les regardait d’un air presque implorant.
— Comment quelqu’un peut-il faire une chose pareille ? Comment quelqu’un peut-il tuer deux jeunes gens qui se font prendre en photo le jour de leur mariage ?
Wallander se demanda avec inquiétude si l’homme allait s’effondrer. Ann-Britt prit la situation en main.
— Nous n’avons que quelques questions à vous poser. Mais elles sont essentielles pour que nous puissions arrêter celui qui a tué votre fille.
— Ça vous ennuie si on reste dehors ? On étouffe là-dedans.
Ils firent le tour de la maison et s’assirent dans des fauteuils de jardin, sous un vieux cerisier.
Lars Skander était vétérinaire. Il était né à Hässleholm, mais avait déménagé à Ystad tout de suite après son diplôme. Sa femme et lui avaient trois enfants, deux filles et un fils. Malin était la plus jeune. Les autres étaient déjà mariés. Torbjörn et Malin se connaissaient depuis l’école. Il était évident aux yeux de tous qu’ils se marieraient un jour. Torbjörn venait de reprendre la ferme de son père. Le couple avait emménagé là-bas dès le début de l’été. Pour des raisons pratiques, le mariage avait été repoussé au mois d’août.
Jusque-là, Wallander avait laissé faire Ann-Britt. Maintenant, c’était son tour.
— Pouvez-vous imaginer qui a fait ça ? Avaient-ils des ennemis ?
Lars Skander le dévisagea fixement.
— Comment des êtres comme Malin et Torbjörn auraient-ils pu avoir des ennemis ? Ils étaient amis avec tout le monde. On ne peut pas imaginer deux personnes plus bienveillantes.
— Je dois pourtant vous poser la question ; et vous demander de réfléchir attentivement avant de répondre.
— J’ai réfléchi. Il n’y a personne.
Wallander continua. L’information, pensa-t-il. Le point décisif. Comment le tueur a-t-il appris ce qu’il avait besoin de savoir ?
— Quand le jour du mariage a-t-il été fixé ?
— Je ne sais plus. Au mois de mai, je crois. Ou la première semaine de juin au plus tard.
— À quel moment a-t-il été décidé que les photographies seraient prises à Nybrostrand ?
— Je ne sais pas. Torbjörn et Rolf Haag se connaissaient depuis très longtemps. Ils ont dû convenir de l’endroit ensemble. Mais je suppose que Malin a pris part à la décision.
— Quand avez-vous appris pour la première fois que ce serait à Nybrostrand ?
— Torbjörn et Malin avaient tout prévu dans les moindres détails. Rien ne devait dérailler. La séance photos a dû être organisée en même temps que le reste.
— C’est-à-dire voici deux mois au moins ?
— Oui.
— Qui savait que les photos seraient prises à cet endroit ?
La réponse fut déconcertante.
— Personne.
— Comment cela ?
— Ils voulaient être tranquilles pendant ces quelques heures, entre la cérémonie et la fête. Seul le photographe était au courant. C’était un peu comme un voyage de noces secret de deux heures.
Wallander et Ann-Britt échangèrent un regard.
— Ce point est très important, dit Wallander. Est-ce que cela signifie que vous-même n’étiez pas au courant ?
— Ni moi, ni ma femme. Je suis sûr que ça vaut aussi pour les parents de Torbjörn.
— Reprenons. Je dois être certain d’avoir bien compris. En dehors de Malin et de Torbjörn, seul le photographe savait où devaient être prises ces photos ?
— Oui.
— Et le lieu a été décidé au mois de mai, ou au plus tard début juin ?
— Au départ, ils devaient aller à Ale Stenar, vous savez, les tombeaux vikings. Mais ils ont changé d’avis.
Wallander fronça les sourcils. Il n’était pas sûr d’avoir bien suivi.
— Vous saviez donc où ça allait se passer ?
— Au départ, oui. Mais ensuite ils ont changé d’avis. Ils ont trouvé que c’était trop banal. Tous les jeunes mariés se font photographier devant les tombeaux des Vikings ces temps-ci.
Wallander retint son souffle.
— Quand le projet a-t-il été modifié ?
— Il y a quelques semaines.
— Et cette fois, ils ont gardé le secret sur le lieu ?
— Oui.
Wallander regardait fixement Lars Skander. Puis il se tourna vers Ann-Britt. Il savait qu’elle pensait la même chose que lui. Le lieu avait été modifié quelques semaines plus tôt. Personne n’était au courant. Mais ces semaines-là avaient suffi à quelqu’un pour s’introduire dans le secret.
— Appelle Martinsson, dit Wallander à Ann-Britt. Demande-lui de faire confirmer ce point par les parents de Werner.
Elle s’éloigna pour téléphoner.
Nous n’avons jamais été aussi proches du but, pensa Wallander.
Il se retourna vers Lars Skander.
— Vous ne pouvez pas imaginer quelqu’un qui aurait été au courant de cette séance de photos sur la plage ?
— Non.
Wallander essaya d’envisager intérieurement toutes les possibilités. Il ne savait toujours pas si Rolf Haag avait un assistant. Il se pouvait aussi que l’un ou l’autre ami du couple ait été au courant, à l’insu de Lars Skander.
Au même instant, une fenêtre s’ouvrit au premier étage de la maison. Une femme se pencha au-dehors et poussa un hurlement.